Le Cauca est le deuxième fleuve le plus important de Colombie, mais il n’est plus ce qu’il était. Des kilomètres de rivière ont été retenus et des milliers de personnes expulsées de chez elles. Cette affaire profite à des entreprises, comme la banque de Santander ou la BBVA, qui, étrangères aux dommages occasionnés, éludent leurs responsabilités.

Depuis la route qui mène à la municipalité de Sabanalarga, dans le nord ouest colombien, on peut voir le fleuve Cauca. Maintenant il est un peu moins fleuve, ses eaux ne coulent pas, rapides, et sa couleur n’est plus marron mais verte. Il a changé parce qu’il est barré par un mur de 225 mètres de haut qui retient 80 km de son cours. Cela fait partie du projet hydroélectrique de Hituango. Le barrage est situé au fond d’une gorge escarpée couverte par la forêt sèche tropicale. La végétation dense tropicale forme un tapis sur le sol qui semble s’effriter ; il se maintient seulement par les racines des plantes qui le protègent. C’est pourquoi la route sinueuse d’où on voit le fleuve a de petits éboulements sur le sol.

« Ces éboulements ont toujours existé. Quand ils se produisent, les machines arrivent et les enlèvent jusqu’à la prochaine fois » dit Isabel Cristina Zuleta, leader du mouvement Rios Vivos. Nous allons avec elle à une assemblée à Sabanalarga où on débattra des prochaines actions pour essayer d’empêcher le projet et obtenir la reconnaissance des dommages que le barrage a causé au territoire et à ses habitants.

I. La progression

La voiture doit freiner à cause d’une file de véhicules arrêtés ; un éboulement a recouvert toute la route et bouche le passage ; donc, il faut attendre que les machines remettent la voie en état. Pendant ce temps, des petits groupes de gens se forment ; beaucoup de ces personnes sont de Rios Vivos et vont à l’assemblée. Ces glissements de terrain, d’après le gouvernement colombien, ne représentent aucun danger. Question sur laquelle divergent certains géologues comme Modesto Portilla et Julio Fierro, professeurs à l’université nationale. Tous les deux insistent sur l’absence d’études suffisantes et de contrôles sur l’activité sismique en relation avec les failles géologiques actives, l’instabilité des flancs, la résistance des roches et la relation entre les fractures et les eaux souterraines. C’est pourquoi ils ont de grands doutes quant à la capacité des flancs de la montagne à soutenir le barrage et la pression élevée du lac.

L’instabilité de l’infrastructure est un risque réel, comme l’a démontré la « contingence » d’avril 2018. Pendant le remplissage du lac, le système de vidange de l’eau du barrage s’est effondré parce que ses murs n’ont pas résisté à la pression de l’eau. Le résultat a été que le lac s’est rempli rapidement sans que l’infrastructure soit prête ; toutes les alarmes ont commencé à se déclencher devant le risque d’effondrement du barrage lui-même. Et alors, on a évacué préventivement 26000 personnes de la zone impactée par l’ouvrage et on a construit d’autres évacuations de l’eau. On a réussi à sauver ce qui aurait pu être une énorme tragédie, mais la menace persiste.

« Nous, les paysans ignorants, nous savions bien que cela pouvait se produire parce que nous connaissons notre territoire », affirme Genaro Graciano, leader de Rios Vivos, pour rappeler que Entreprises Publiques de Medellin (EPM), la compagnie colombienne responsable, a complètement ignoré les avertissements que les communautés affectées ont fait pendant longtemps. Aucune autorité colombienne ne leur a jamais donné quelque certitude quant à la sécurité. De plus, les autorités  de contrôle et le procureur confirment la position de Portilla et Fierro quant à l’absence d’études suffisantes pour une infrastructure de cette dimension.

Après avoir rencontré la population de Sabanalarga nous allons vers Ituango. Pour y arriver il y a deux options : un bateau qui traverse le lac ou la route qui mène d’abord au barrage et ensuite au village. Dans tous les cas, il faut attendre l’heure signalée par l’entreprise pour bouger. On choisit la route et quand la voiture arrive à proximité des travaux, nous attendons que la sécurité privée nous donne le passage. Quand c’est fait, on nous escorte à travers une série de tunnels et sur la partie supérieure du mur. Voir de prés la vallée inondée, les machines, la dimension du mur, la pente couverte de ciment presque jusqu’à la cime, l’énorme débit de l’eau qui sort de la partie supérieure du barrage et qui frappe le fleuve… tout produit une sensation de vertige et de tristesse. Si telle est l’impression de celui qui parcourt pour la première fois la vallée et l’infrastructure, quelle doit être celle des gens pour qui ce territoire est une partie de la vie ? Le regard d’Isabel Cristina Zuleta qui concentre la douleur de celle qui depuis plus de dix ans se consacre à la défense de la gorge du fleuve Cauca face à Hidroituango, voilà la réponse.

Le lac du barrage a détruit plus de 4000 hectares de forêt sèche tropicale, un écosystème de valeur qui actuellement ne représente plus que 8% de son étendue originelle en Colombie. En plus du patrimoine environnemental, il a aussi détruit le patrimoine culturel et ancestral lié à l’exploitation minière artisanale de l’or, appelé ‘barequeo’. Dans l’Association des Femmes Défenseuses de l’Eau et de la Vie (Amaru) se sont organisées des femmes affectées par Hidroituango, ‘barequeras’, chercheuses d’or, pour beaucoup d’entre elles, qui ont vu comment le mégaprojet a détruit leurs terres et leurs communautés et comment il a fortifié la logique patriarcale dans les relations sociales. Rubi Estela Posada, ‘barequera’, défenseuse des droits humains et membre de Amaru nous explique comment le travail leur permettait une plus grande égalité avec les hommes, les rendait plus indépendantes dans les ressources du couple et comment elles pouvaient être plus autonomes et capables de décisions sur leurs vies. Elles ont perdu le fleuve, leurs maisons et leurs moyens d’existence. Il leur reste l’organisation où elles apprennent la résistance collective et où elles tissent l’espoir.

II.La mémoire

A Ituango, il y a un refuge où sont logées les personnes déplacées par le projet. C’était les habitants des berges du Cauca : chercheurs et chercheuses d’or, paysans et femmes pêcheurs. D’abord, les représentants des entreprises, la sécurité privée, la police et l’armée les chassèrent des plages où ils vivaient. S’ils n’arrivaient pas à les chasser, c’était les menaces de la part de groupes armés illégaux. « Si ce sont des acteurs armés, ça s’appelle déplacement, si c’est le fait de l’état, ça s’appelle expulsion, mais c’est la même chose » dit Genaro Graciano en référence à la violence de l’état et para-état qui les expulse du territoire.

Quand s’est produite la « contingence » beaucoup de ces personnes ont été encore déplacées devant le risque environnemental et ont été logées provisoirement au colisée d’Ituango, un espace sportif. Du colisée on les a amenées au refuge, également de façon provisoire : à la fin novembre, le gouvernement municipal le ferme. Des dizaines de personnes qui ont été menacées pour leur appartenance à Rios Vivos et pour s’opposer à Hidroituango, vont encore être déplacées.

 «  On ne s’est pas fait à l’idée que nous avons perdu notre fleuve », dit Maria Eugenia Gomez. Elle est ‘barequera’, chercheuse d’or, et elle a dû partir d’Ituango avec sa famille quand elle a reçu le message de groupes paramilitaires : « Mort révolutionnaire et à celui ou celle qui ne quitte pas les plages ». On lui donnait 72 heures pour abandonner son village si elle voulait conserver la vie. Sa notoriété dans la lutte pour empêcher le projet et pour récupérer le fleuve Cauca dérangeait les acteurs qui s’enrichissent avec le contrôle du territoire et ce type de projets. Les communes affectées par Hidroituango ont souffert de l’expansion paramilitaire depuis les années quatre vingt et son offensive est devenue plus virulente au moment du début du projet hydroélectrique, à partir de 1997. C’est à ce moment là que se multiplient les massacres, les homicides, les disparitions forcées, comme le fait remarquer Isabel Cristina : « quand j’apprends l’existence d’Hidroituango, je commence à rechercher les évènements historiques du méga projet et ils coïncident avec les massacres ».

La relation entre le paramilitarisme et l’entreprise hydroélectrique est connue par la population affectée et par la chambre de Justice et Paix du tribunal suprême de Medellin qui a diligenté une investigation en ce sens. Selon cette instance judiciaire, avec la création de la première entreprise en relation avec Hidroituango « ont commencé tous les massacres dans cette zone ». La présence d’une guerrilla dans la zone d’influence de l’entreprise hydroélectrique a justifié la violence contre ceux qui appartenaient à une organisation sociale et politique, qui s’opposaient au projet ou qui défendaient les droits humains.

L’Observatoire Mémoire et Conflit du Centre National de Mémoire Historique a trouvé trace de plus de mille personnes victimes de disparitions forcées dans les communes affectées par le barrage. Les organisations sociales parlent de presque 3000 disparitions à cause des massacres et des affrontements qui ont eu lieu dans cette zone. « Moi, je voyais passer les corps et je pensais à la souffrance de leurs familles. Je l’ai sorti et je l’ai enterré avec l’espoir qu’un jour sa famille pourrait lui donner une sépulture chrétienne » ; c’est ce que racontait une ‘barequera’ dans son témoignage sur les disparitions pendant une audience de la Justice Spéciale pour la Paix qui s’est tenue à Medellin.

Mais on ne pouvait pas toujours enterrer les corps qui descendaient dans le Cauca, l’état pouvait nous tenir pour responsables de ces morts. C’est ce que racontait Cecilia Muriel, victime du conflit armé, et une deuxième fois victime par Hidroituango : « les morts ont été emportés par le fleuve, et les vivants, on nous a déplacé sans droit à reformer une communauté ». Dans ce contexte, la Justice Spéciale pour la Paix est apparue comme une opportunité pour pouvoir trouver les fosses, mais le barrage a inondé une grande partie du territoire où elles se trouvaient.

III. Le négoce

De retour à Medellin, nous avons répertorié les responsables du méga projet, les états, les Institutions Economiques et Financières Internationales et les entreprises qui font du commerce avec les graves impacts socio-environnementaux et les violations des droits humains. Non seulement il faut mettre sur la liste l’état colombien et EPM, mais il faut ajouter aussi la Banque Interaméricaine de Développement et diverses entreprises espagnoles comme l’expose de manière claire et directe l’article « La banque et les entreprises espagnoles, dans l’écocide du fleuve Cauca ». Ferrovial s’est chargé de la construction des tunnels de déviation du barrage au début des travaux et la non exécution de son contrat pour retards et surcoûts – deux questions classiques dans le « savoir-faire » des entreprises de construction espagnoles- a fait qu’elle a été remplacée par une autre compagnie. Quelques années plus tard, en 2017, BBVA et Santander financent le projet par le biais d’une participation à une ligne de crédit accordée par la Banque Interaméricaine de Développement(BID). Aucune de ces banques n’a montré une quelconque préoccupation pour la persécution, les menaces et la mort des défenseurs et défenseuses des droits humains et du territoire, ni pour l’inondation d’un écosystème aussi important que la forêt sèche tropicale. De même elles n’ont montré aucune inquiétude lorsque le système de vidange de l’eau s’est effondré et que cela a failli produire un désastre environnemental et humain énorme. Pas d’inquiétude non plus quant aux rapports du Contrôle Général de Colombie qui démontre qu’il n’est pas viable économiquement.

C’est surprenant ce silence devant une étude qui révèle un surcoût de l’ouvrage aux alentours de 1500 millions de dollars à cause d’investissements plus coûteux que prévu, le retard dans la construction, la « contingence » et les coûts financiers associés. L’entreprise EPM tente de relativiser le trou grâce au contrat de couverture qu’elle a signé avec la compagnie espagnole Mapfre. La présence de cette compagnie d’assurance dans le mégaprojet a été connue uniquement à cause du débat qu’a suscité la viabilité économique de l’ouvrage. Ce qui reste à voir c’est si, réellement la transnationale espagnole va couvrir un tel trou budgétaire ou si elle va trouver un quelconque document qui lui permette de ne pas payer pour non exécution du contrat. Si elle ne prend pas en charge le surcoût, le projet récupèrera son investissement en 2060, année où on estime qu’il sera caduc. C’est sans doute un bon exemple de l’irrationalité et de la non durabilité économique des grandes infrastructures.

Les bénéfices des entreprises transnationales espagnoles sur des projets aux graves conséquences sur les écosystèmes et la population ne leur pose pas de problème pour leurs commerces ; personne ne leur exige une quelconque responsabilité. Il n’y a même pas de répercussion sur leur image puis qu’elles se dissimulent derrière des contrats opaques, dans ce cas la BID. Et même, certaines d’entre elles, comme la banque Santander et peut-être aussi BBVA –nous verrons- profitent de la célébration de la Conférence des Nations Unies sur le changement climatique pour se présenter comme des entreprises pionnières sur la défense environnementale en parrainant l’évènement. La COP 25 est une magnifique opportunité pour ce lavage vert et le Sommet Social pour le Climat  l’est pour notre réponse. Nous y serons pour démentir la publicité qui les présente comme une partie de la solution à la crise écologique que nous vivons. Elles sont une partie du problème parce que la solution est dans les communautés organisées  qui défendent la vie face à Hidroituango et à tous ces mégaprojets qui mercantilisent les territoires.

Publication originale dans OMAL

Traduction FAL 33

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