Par Jorge Beinstein le 19/12/2017.

Après deux ans d’avancée systématique, l’ombre de la dictature mafieuse s’étend maintenant sur l’ensemble de la société argentine, une petite clique rassemble les trois pouvoirs de l’Etat ainsi que les pouvoirs économiques et communicationnels, ce qui demeure hors de sa portée se traduit en un éventail de forces impuissantes devant le rouleau compresseur du régime.

Prologue de l’auteur

Entre la rédaction de ce prologue (vers la fin Novembre 2017) et celle du premier chapitre du livre (Septembre 2017) sont intervenus des faits qui accélèrent la tragédie argentine.

La stratégie gouvernementale de contrôle médiatique a conclu sa première étape avec succès : la liquidation du groupe Indalo à travers une vente forcée (grâce à une combinaison de pressions fiscales et judiciaires suivant le style mafieux classique du régime) et de cette façon la main mise sur les chaines de télévision comme CN23 ou C5N (le canal le plus important de télévision ayant un profil d’opposition), des radios de grande audience comme Radio 10, des quotidiens (par exemple « Ambito Financiero »), des portails d’informations, des maisons de productions, des maisons d’éditon, etc. Les grands médias ont déjà été dévorés. Après le gros balayage, viendra sous peu le temps du balayage fin des médias de moindre envergure (radios, maisons d’éditions et chaines locales, maisons de productions de télévision et d’autres voies d’information populaire) pour ce faire ils approfondiront et étendront sûrement les techniques déjà courantes (contrainte physique, décisions arbitraires policières et judiciaires, etc.). L’objectif est la formation d’un système communicationnel entièrement régimenté, non pas à la manière des vieilles dictatures militaires mais en suivant le nouveau schéma flexible et abrutissant de l’ère de la Guerre de Quatrième Génération (la désintégration culturelle de la population combinée avec des manipulations ponctuelles de haute intensité).

Le cadavre de Santiago Maldonado est ainsi apparu confirmant son assassinat exécuté par la Gendarmerie Nationale, agissant sous les ordres du Ministre de Sécurité, Patricia Bullrrich (évidemment par requête du président) et de son Chef de Cabinet, Pablo Noceti, qui dans le passé s’était distingué comme avocat de la défense de militaires génocidaires [1].

La partie de chasse raciste contre le peuple mapuche a continué sans le moindre répit après l’assassinat de Maldonado et jusqu’à fin Novembre a réussi à faire de nouvelles victimes. L’assassinat de Rafael Nahuel, commis par la Préfecture Navale, de nouveau sous les ordres directs du Ministère de Sécurité, démontre beaucoup plus que l’acharnement du gouvernement contre le peuple mapuche, ce qui au début de 2016 se présentait comme un régime de CEOs/PDGs, de voleurs de haut vol et gants blancs, commence à montrer son essence criminelle, les habits sanguinaires de la mafia s’installent au milieu de la pourriture du pays bourgeois et le terrorisme d’Etat renaît. La vague répressive ne fait plus que commencer, le cercle supérieur du Pouvoir sait très bien que l’intoxication médiatique a des rendements décroissants au fur et à mesure que la catastrophe économique et sociale s’ approfondit, la perte d’efficacité de cet instrument requerra de plus en plus l’emploi de la force brute. Ces jours derniers on a su que le Groupo Halcón, (Groupe Faucon) de la Police de la Province de Buenos Aires s’était rendu à un entraînement en territoires palestiniens occupés illégalement par Israël, là, ils ont reçu une formation israélienne de techniques répressives contre la population civile [2]

Soutenus par le gouvernement, les services d’intelligence des États-Unis comme la CIA et la DEA, ou le Mossad d’ Israël, ont pénétré en profondeur non seulement les structures d’intelligence, de la police et les systèmes de sécurité intérieure en général, mais aussi les sphères politiques comme le Ministère des Affaires Etrangères. La DEA, par exemple, spécialisée dans le trafic de drogues, a un comportement remarqué dans des pays comme le Paraguay, la Colombie, le Mexique… et l’Argentine. Le contrôle de ce trafic (et non son élimination) lui permet de manipuler des hommes politiques, des entrepreneurs, des policiers et d’autres pour les utiliser dans ses diverses opérations coloniales. Dans le cas argentin, l’association entre des services étasuniens, israéliens et européens a obtenu au cours des deux dernières années non seulement la consolidation ou la reconquête d’ espaces d’influence antérieurs mais de plus d’ avancées remarquables dans les sphères politiques et militaires de l’Etat de grande importance stratégique [3].

D’autres parts en profitant de son bon résultat électoral, le gouvernement a rapidement avancé dans son offensive intimidatrice contre l’opposition, mettant en prison (à travers tout un show de lynchage mediatique) l’ex-Vice-président Amado Boudou et l’ex-Ministre de Planification Julio De Vido, au moment où il lançait des initiatives sur de « réformes » sur le travail, le budget et la fiscalité, qui sont allées beaucoup plus loin dans l’agression des travailleurs et des retraités que ce qu’avaient fait des gouvernements de droite comme ceux de Menem et De la Rua ou la dernière dictature militaire, en transférant de succulents bénéfices aux groupes économiques les plus concentrés.

L’espace déjà bombardé du pouvoir judiciaire n’a pas non plus été absent, le toilettage des magistrats qui étaient en dehors de leur contrôle s’est poursuivi , comme la Procurateur Générale de la Nation Gils Carbó ou les juges Freiler et les Arias. La mafia a besoin de manière urgente de discipliner complètement ce secteur non seulement pour pouvoir l’utiliser de manière confortable dans ses actions répressives mais aussi pour amortir la vague ascendante de découvertes de ses affaires illégales, depuis le Panama Papers jusqu’à l’affaire Odebrecht [4], en passant par des innombrables cas de corruption qui impliquent la quasi totalité du gouvernement.

Avançant à plein régime

Après deux ans d’avancée systématique, l’ombre de la dictature mafieuse s’étend maintenant sur l’ensemble de la société argentine, une petite clique rassemble les trois pouvoirs de l’Etat ainsi que les pouvoirs économiques et communicationnels, ce qui demeure hors de sa portée se traduit en un éventail de forces impuissantes devant le rouleau compresseur du régime. Le blocage complet du système institutionnel pourrait prochainement être obtenu si Macri réussit à imposer le vote électronique, la farce électorale couronnerait le show macriste. Comme dans les vieux temps de la domination oligarchique, la souveraineté populaire, aujourd’hui abâtardie par la conjonction médiatico-judiciaire, serait totalement annulée par la fraude.

Cependant l’ascension des actions répressives qui ont culminé avec la capture et l’assassinat de Santiago Maldonado ou la succession des agressions morale et/ou physique sur les enseignants, handicapés et retraités, n’ont pas affecté sa base électorale, le bombardement des médias est suffisant pour la préserver.

Il s’agit d’un phénomène nouveau, dictatorial mais civil et orné par des valeurs constitutionnelles, en brandissant son origine « Démocratique » (évidemment imposé par une gigantesque manipulation médiatique). Héritière de l’euphorie « gorille » [5] de 1955 qui a réuni les classes moyennes et élevées en entourant les militaires putschistes, apparemment éteinte, mais réapparaissant après une période de latence, cachée dans le plus profond de l’âme de la droite argentine et héritant aussi de l’obsession antisubversive de 1976, cousine germaine de la précédente.

En somme une dictature qui a pu s’installer sans sortir les chars dans la rue, exhibant des bonnes manières qui de toutes façons ne peuvent cacher leur manque de culture (sous culture primitive de la lumpen-bourgeoisie). Soutenue par les masses classe-moyennes excitées non seulement contre les pauvres (comme leurs ancêtres « gorillas » mais aussi contre le progressisme et son espace culturel considéré comme une antre de voleurs et de transgresseurs par ses hypnotiseurs médiatiques, à ceux qui obéissent encore entraînant dans le délire des pans importants des classes modestes. Et comme d’autres fois, combinant cyniquement moralisme discursif, croisade rhétorique contre la corruption, avec des vols extraordinaires et d’autres flagrants délits présentés comme mises au point, ajustements nécessaires ou simplement affaires normales.

Mélange néofasciste du XXIe siècle dont les conducteurs jouent au poker au bord de l’abîme, faisant enfler sans cesse une bulle financière destinée à éclater.

Auparavant les argentins n’avaient jamais connu pareille chose, l’irruption d’un régime civil dictatorial exercé directement par le niveau supérieur du pouvoir économique apparaît comme un fait surprenant.

Ce que l’histoire nationale présente est une longue succession de gouvernements populaires stratégiquement faibles, des dictatures militaires plus ou moins sanguinaires et des gouvernements conservateurs instables sous le contrôle de l’élite entrepreuneuriale et dans des certains cas sous pressions du pouvoir militaire. La séquence confirmait la permanence du cercle vicieux du sous-développement dont la dynamique a finalement réussi à produire un saut qualitatif monstrueux. Puisqu’en regardant en arrière nous pouvons vérifier que ce processus a dégradé plus et plus la structure sociale dans son ensemble, a engendré et dilaté non seulement des tendances destructrices du niveau des élites dominantes, qui se transformaient en bandes prédatrices, mais aussi de vastes secteurs des classes moyennes éblouies par ceux d’en haut et accumulant du mépris vers ceux d’en bas. La barbarie qui s’est étendue vers les classes basses fragmentées par des décennies de désindustrialisation, où s’accentuaient les différences entre les intégrés et les marginaux, où la plupart des appareils syndicaux se sont mis à être les places fortes de bureaucrates noyés dans le délit. La docilité des chefs la CGT devant les assauts du gouvernement contre les salariés s’explique non seulement par la proximité idéologique entre les deux, mais aussi, principalement, par la vulnérabilité judiciaire des bureaucrates.

 

L’élite mafieuse a imposé les décisions qui nuisent à l’immense majorité de la population, mais cette majorité objective est scindée entre ceux qui réagissent et se défendent (sans oser, pour l’instant, dépasser les limites que leurs bourreaux fixent) et ceux qui fêtent stupidement les bandits qui les volent. Dans ce dernier secteur, nous pouvons distinguer ceux à qui l’euphorie fasciste fait privilégier la haine sociale plutôt que la détérioration concrète de leur situation matérielle, de ceux qui réussissent à se maintenir à flot, comme une classe moyenne fragile, transférant ainsi le dommage reçu vers d’ autres plus faibles qu’eux.

Un néofascisme périphérique du XXIe siècle, nouveau et donc difficile à décrire, employant des schémas conceptuels du passé. Nous assistons à une crise gigantesque de perception où l’évident devient invisible. Le secteur droitisé de la population célèbre l’échec du « populisme », vote contre le « populisme » tandis que la navire où il est embarqué se dirige vers la catastrophe financière et ses inévitables tragédies sociales. En face de cela, une grande partie de l’opposition apparaît dominée par une sorte de drogue, pacificatrice qui l’empêche de reconnaître la réalité, elle s’accroche aux mythes d’une institutionnalité pourrie, veut croire que la dictature mafieuse est une démocratie « restreinte » ou « de basse intensité » ou « conditionnée » ou « bourgeoise » selon l’inclinaison de l’observateur. Mais se refuse à reconnaître la dictature comme dictature, ni sa nature mafieuse, décadente, comme un aspect décisif, irréversible de la petite noblesse argentine et en conséquence de la culture dominante pénétrant un vaste éventail de hiérarchies sociales inférieures.

Parce que le faire signifie enlever les pieds du plat, rompre avec le système, organiser une résistance populaire qui pointe vers la transformation (démocratisation) profonde de la société, régénérée sur la base de l’éradication du pouvoir élitiste, de ses structures médiatiques, institutionnelles, financières, agraires, industrielles, des liens de soumission coloniale.

Le cas de l’Argentine n’est pas isolé, en Amérique Latine nous assistons à des phénomènes pareils, il suffit d’observer les réalités du Paraguay gouverné par un narco-président, du Brésil après le coup d’État avec un gouvernement complètement impopulaire et instable de bandits, du Mexique, de la Colombie, la République Dominicaine…

Un regard plus étendu nous permettrait de voir une planète capitaliste encore sous domination (déclinante) occidentale, contrôlée par une lumpen-bourgeoisie reposant sur les affaires financières et une vaste variété d’activités mafieuses qui la distingue.

L’Empire US avec une économie ébranlée et « gouverné » par un président grotesque. Du point de vue global, Macri n’est pas une exception bien qu’il ait ses particularités, produit peut-être de la spécificité de la dégradation argentine. Le fait qu’un pays se trouve gouverné par le premier – né d’un clan mafieux sur lequel survole à l’ombre de la ‘Ndrangheta – n’est pas un cas habituel. ça sonne bizarre, et ressemble à un film présomptueux inspiré du « Parrain ». Bien que la réalité soit beaucoup plus complexe, Macri est une sort de primus inter pares, de numéro un (nous ne savons pas pour combien de temps) d’une articulation mafieuse qui réunit les propriétaires réels du pays. Une association instable excitée par le pillage, immergée dans un monde bourgeois financiarisé poursuivi par la crise économique et géopolitique.

L’idéologie de l’élite argentine ne se nourrit pas de paradigmes impériaux relativement stables comme ce fut le cas de la vieille oligarchie et de sa relation coloniale avec l’empire britannique y compris avec la classé supérieure d’un passé plus récent alimentée par l’illusion de faire partie de l’empire nord-américain considéré comme l’invincible centre du monde. C’est une bande nihiliste navigant à la dérive, intéressée uniquement par le court terme. Elle ne sait même pas brandir les valeurs autoritaires anciennes ou récentes mais seulement la brutalité du pouvoir autolégitimé à travers un journalisme mercenaire.

 

– Jorge Beinstein est un économiste argentin, professeur à la Université de Buenos Aires.

Source: https://www.alainet.org/fr/articulo/189947

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